21 Mai 2025
Arunachal Pradesh : aux confins du silence
On pense souvent connaître l’Inde. Ses klaxons, ses foules, ses temples. Puis un jour, on prend une route qui grimpe vers les nuages, et tout change. L’Arunachal Pradesh, c’est l’Inde sans fard, sans filtre. C’est l’Inde qui regarde le Bhoutan et la Chine droit dans les yeux, loin des clichés. Quelques jours dans l’ouest de cet État méconnu ont suffi pour bousculer mes repères, et me rappeler que le mot immersion prend ici tout son sens.
Un autre monde au bout de la route
Nous avons quitté les plaines de l’Assam pour rejoindre l’ouest de l’Arunachal Pradesh, cette région méconnue, coincée entre le Bhoutan et la Chine. Je dis bien "ouest", car l’Arunachal est en réalité composé de deux mondes : à l’est, un climat plus chaud, des terres agricoles, presque arides. À l’ouest, où je suis allée, les montagnes se dressent, le froid s’installe, et le décor change radicalement.
Dès que nous avons pris la route, quelque chose a basculé. En traversant les derniers villages de l’Assam, j’étais partagée entre curiosité et impatience. À notre arrêt dans une petite ville frontière, j’ai tout de suite perçu une différence subtile mais frappante : ici, même si nous étions huit étrangers, les regards étaient moins appuyés, plus doux, presque timides. Et cette route, filant droit vers les montagnes, semblait nous inviter à un voyage hors du temps.
Plus on avançait, plus les virages devenaient serrés, les secousses violentes. Le froid s’insinuait dans la voiture, et le mal des transports pointait le bout de son nez. J’ai compris pourquoi on nous avait embarqués dans un 4x4 plutôt que dans un bus : ici, les routes sont cabossées, étroites, parfois à flanc de falaise.
Nous avons fini par nous arrêter dans une auberge, le Jamri Homestay, et là, j’ai senti que l’aventure commençait vraiment. Les hôtes nous ont accueillis avec une bienveillance simple, autour d’un repas bien loin de ce que j’avais connu à Delhi ou même en Assam : des soupes fumantes, des plats épicés mais réconfortants, parfaits pour affronter les 3°C du soir. La langue parlée ici n’a rien à voir avec l’hindi. Elle ressemble au bengali, et les visages des habitants rappellent ceux du Népal ou du Bhoutan. Tout est différent. Même le silence.
Ce que je vivais là n’avait plus rien à voir avec mon séjour en Assam. Là-bas, on dormait dans des resorts, le confort était total, presque déconnecté de la réalité locale. Ici, tout est plus brut, plus proche. On dort dans des maisons d’habitants, chauffés par un feu au centre de la pièce, blottis sous plusieurs couvertures. Le soir, on mange tous ensemble autour du feu, emmitouflés dans des couches de vêtements, espérant que la nuit ne sera pas trop glaciale.
Même les gestes du quotidien me ramènent à l’essentiel. On mange souvent à la cuillère, contrairement à Delhi où les mains sont la norme. Ce petit détail m’a fait réfléchir : combien de fois ai-je résumé l’Inde à ce que je connais de Delhi, alors qu’en réalité, c’est un patchwork infini de cultures, de langues, de rituels ?
Ici, pas de douche moderne ni de WC européens. On se lave à l’eau chaude, dans un seau, à l’ancienne. Les toilettes sont turques, sans papier, juste un petit pommeau pour se rincer. Loin de mes habitudes européennes, certes, mais je m’y suis faite. Et bizarrement, j’y ai trouvé une forme de liberté.
Même les chiens ne sont pas les mêmes. Chez nos hôtes, il y avait ce petit chien tout blanc, pelucheux, aux antipodes des Desi dogs que l’on croise à Delhi ou dans les rues de l’Assam : maigres, errants, souvent maltraités. Ici, il semblait faire partie de la famille, calme et choyé.
Fini la "vie de princesse" au soleil. Bienvenue dans une Inde plus rude, plus vraie, mais infiniment plus touchante. L’Arunachal ne m’a pas seulement dépaysée, il m’a secouée. Il m’a rappelé que le voyage, le vrai, commence là où le confort s’arrête.
Silence, montagnes et prières : une matinée suspendue à Dirang
Je me suis réveillée tôt ce matin-là pour profiter un peu de la vue. La veille, nous étions arrivés de nuit, et je me sentais un peu perdue, sans vraiment savoir où j’étais. Mais en sortant de la chambre, je suis restée figée. Juste en face : une rivière paisible, bordée par des montagnes majestueuses. C’était à couper le souffle. Le silence était seulement troublé par le clapotis de l’eau, une atmosphère incroyablement apaisante.
Quelques instants plus tard, tout le groupe s’est retrouvé autour d’un petit déjeuner bien local. Du chaï brûlant (l’essentiel !), une omelette, du chapati, du dal et du bhat. Un repas généreux, parfait pour la longue route qui nous attendait.
Nous avons roulé environ 1h30 avant d’arriver au monastère Thupsung Dhargye Ling, à Dirang. Dans cette région, on pratique majoritairement le bouddhisme, sûrement à cause de la proximité avec le Bhoutan. J’ai surtout vu des monastères, très peu de temples hindous. Ce jour-là, j’ai vu pour la première fois un bhavacakra, la fameuse** roue de la vie**. En me retrouvant face à elle, j’ai eu cette sensation étrange d’être happée par le dessin. Ce n’est pas une simple fresque, mais une représentation puissante de la vie selon le bouddhisme.
Je suis ensuite entrée dans la pièce principale du monastère, où quelques personnes étaient en pleine prière. Au fond, un grand Bouddha trônait. Juste devant lui, une image du Dalaï-Lama, assis en tailleur, nous regardait droit dans les yeux. Il dégageait quelque chose de fort, presque intimidant. Le lieu était richement décoré : des représentations de bodhisattvas, de lotus, de couleurs vives partout.
À l’extérieur, je me suis approchée des moulins à prières. Je me suis mise à les faire tourner, sans trop réfléchir, jusqu’à ce qu’un moine me fasse un petit signe du doigt pour me corriger. Il m’a montré calmement qu’il fallait les tourner dans le sens des aiguilles d’une montre, pas l’inverse… Oups.
Nous avons repris la route en direction de Bomdila, pour visiter un mémorial de guerre. Ce petit war memorial rend hommage aux soldats indiens tombés pendant la guerre sino-indienne de 1962, en particulier le 1er bataillon Sikh Light Infantry. À l’entrée, un grand moulin à prières et, dans le jardin, plusieurs soldats sikhs qui l’entretenaient avec soin.
En fin de journée, nous avons rejoint notre second homestay : le TK Residency, où nous allions passer deux nuits. C’était un hôtel de taille moyenne, avec trois étages et une petite cour. Je m’étais dit que, cette fois, comme c’était un hôtel, il y aurait sûrement du chauffage et un peu plus de confort. On a été accueillis par les propriétaires et leurs deux garçons. Ils avaient l’air d’avoir 15 ans… mais ils nous ont dit qu’ils en avaient 19 ! Ce sont eux qui ont monté nos valises jusqu’aux chambres.
Je partageais ma chambre avec mon amie Nadia. Elle était assez simple mais bien équipée : salle de bain, prises, une petite table, deux lits séparés, deux fauteuils, une télé… Sur le papier, tout allait bien, sauf qu’il faisait un froid glacial. Vraiment. On a directement demandé un chauffage d’appoint à la réception. Ils nous ont apporté un petit appareil, mais même après une heure, il faisait toujours aussi froid. On est restées emmitouflées dans nos manteaux. En inspectant un peu la pièce, on a découvert qu’une fenêtre était mal fermée. On a fini par caler une serviette pour bloquer l’air.
Le soir, on est allés dans une caserne militaire du centre-ville pour visionner un court film de 20 minutes sur la guerre sino-indienne de 1962. Le film était entièrement en hindi, sans sous-titres. Autant dire que pour les non-hindiphones, ce n’était pas évident à suivre... Ensuite, on est retournés à l’hôtel où l’on a dîné dans nos chambres. Les deux jeunes garçons nous ont apporté un repas très copieux : chapati, dal, légumes, soupe, riz… Il ne nous restait plus qu’à espérer passer une nuit pas trop glaciale.
Tawang : spiritualité et vie locale dans l’Arunachal
Le matin, en ouvrant les yeux, on a immédiatement vérifié une chose : est-ce qu’il faisait toujours aussi froid ? Bonne surprise : la chambre était légèrement plus chaude que la veille. On a soufflé un peu. Quelques minutes plus tard, on toquait à notre porte on nous apportait du chaï bien chaud. Un petit luxe simple, mais précieux dans ce froid sec d’altitude.
Nous sommes ensuite montés au troisième étage pour le petit déjeuner, servi dans la salle commune. Là encore, le rituel ne changeait pas : un repas copieux, local, chaleureux. Les plats étaient servis dans de grands dabbawallahs en métal. Un pour les chapatis, un autre pour le riz, un pour une soupe fumante, et un dernier rempli d’eau chaude. Là-bas, on boit toujours de l’eau chaude d’abord parce qu’il fait froid, ensuite pour des raisons sanitaires. On pouvait aussi demander les fameuses omelettes épicées ou un autre chaï.
Depuis la salle, la vue sur les montagnes était saisissante. Et nous avions de la chance : tous les jours, un grand ciel bleu, presque irréel. Pendant le repas, on discutait en groupe de notre programme. On commençait à ressentir une certaine saturation : trop de visites de war memorials, trop de monastères. Ce matin encore, il était prévu qu’on en visite plusieurs. Finalement, on a décidé de simplifier. On irait voir le grand monastère de Tawang, le Bouddha géant, et on finirait par une promenade dans le centre-ville. Moins de route, plus de respiration.
Tawang est une ville perchée, en pleine transformation. Partout, des chantiers. Des maisons s’élèvent sur pilotis, peintes en bleu ou rose. Il nous a fallu une trentaine de minutes pour atteindre le monastère. Comme toujours, on reconnaît l’approche d’un monastère grâce à ces grands portails colorés, les torana, qui marquent l’entrée d’un lieu sacré. En montant à pied, un ballon roule devant nous. Deux enfants moines jouaient au foot. On leur rend le ballon. Ils nous jettent un regard timide et s’éloignent en courant. Ils n’avaient même pas dix ans.
Un peu plus loin, assis en tailleur, un homme travaille un tas de laine noire. Notre guide, Tuthop, nous explique qu’il s’agit d’un artisan Monpa en train de fabriquer un chapeau traditionnel. La laine provient de yacks, et le chapeau, avec ses quatre “pattes” latérales, imite les cornes de l’animal. Un vrai savoir-faire transmis ici, dans le calme, loin des regards. D’ailleurs, la plupart des monastères que nous visitons sont presque vides. Loin de l’agitation touristique.
Ce jour-là, pourtant, nous avons croisé un groupe de touristes thaïlandais. Les seuls depuis le début du voyage. Un contraste saisissant. À l’entrée du monastère, un groupe d’enfants moines attendait en silence. On retire nos chaussures, comme à chaque fois, et on entre. Tous les monastères ont cette même structure : un grand Bouddha au fond, accompagné de l’image du Dalaï-Lama. À ses pieds, un autel recouvert d’offrandes : des** khatas** (les fameuses écharpes de soie blanches), de la nourriture, des billets indiens et bhoutanais, parfois même des canettes de Coca-Cola. Ce mélange m’a toujours fascinée — le sacré et le quotidien.
Ce monastère était différent. Il y avait là une école, des maisons, une vraie communauté vivante. Le village, perché sur la colline, offrait une vue spectaculaire. C’était paisible. Les habitants, bien qu’ouverts, restaient très réservés. Chaque fois qu’on essayait de les prendre en photo, ils détournaient le visage, se cachaient. Et franchement, je les comprends. Moi non plus, je n’aimerais pas qu’on me prenne en photo sans cesse, comme si j’étais un spécimen étrange. C’était déjà difficile dans l’Assam, avec tous les journalistes et caméras braqués sur nous simplement parce qu’on était blancs… Épuisant. Alors oui, je comprends leur pudeur.
On a quitté le monastère pour rejoindre le Bouddha géant de Tawang. Une heure de route encore, même en restant en ville. Quand on est arrivés, il se dressait là, impressionnant, entouré de petites stupas. On se déchausse, comme d’habitude, et on entre. L’intérieur est semblable aux autres monastères, à ceci près : il y avait beaucoup plus de monde. Dans une salle annexe, plusieurs représentations du Bouddha. Celle qui m’a marquée, c’est celle de Siddhartha sous l’arbre, amaigri à l’extrême, en méditation. Je me suis souvenue de mes cours de bouddhisme. Ce Bouddha-là a renoncé à tout, jusqu’à mourir d’ascèse, pour atteindre l’illumination. Ma prof me demandait souvent si je voulais devenir Bouddha. Ma réponse restait la même : non. Car il faut renoncer à toute attache, toute émotion. Or ce sont précisément les émotions qui nous rendent humains. Celles qui nous perdent, nous élèvent, nous construisent.
Nous avons terminé la journée dans le centre-ville de Tawang. Un petit centre, des ruelles étroites, des boutiques remplies de couettes, de vêtements chauds, mais aussi, étonnamment, de robes courtes et modernes. Les femmes ici portent des jupes longues aux motifs tartan, rappelant les tenues traditionnelles tamang du Népal. Avec ça, une blouse moderne, entre tradition et modernité. On s’est sentis en sécurité, observés mais jamais dérangés. On pensait acheter des souvenirs, mais il n’y avait rien de vraiment touristique. Tawang reste à l’écart des circuits classiques.
De retour à l’hôtel, la nuit tombait. Ce soir-là, on devait retourner voir un spectacle de danse traditionnelle Monpa. Une belle manière de clore cette journée simple mais dense, où l’authenticité a pris le pas sur l’itinéraire.
Bouddha et balle en main
Le lendemain matin, nous avons pris la route vers un autre monastère. À notre arrivée, une scène pleine de vie nous attendait : une bande de jeunes moines, en robe bordeaux, jouait au cricket dans la cour. Ils tenaient leurs tuniques roulées entre leurs jambes pour courir plus facilement. L’image était à la fois drôle et touchante. Nos trois guides, comme aimantés par l’ambiance, ont aussitôt lâché leur sérieux pour aller taper la balle avec eux.
Pendant qu’ils riaient et jouaient, nous sommes entrés dans le temple. À l’intérieur, tout semblait suspendu dans un silence paisible. Le sanctuaire s’ouvrait sur un panorama de montagnes brumeuses. L’odeur du beurre de yack et de l’encens flottait dans l’air. J’aime visiter les monastères. Leur architecture me fascine : chaque mur, chaque statue, chaque couleur raconte une histoire, un symbole, un questionnement. Vie, mort, détachement, compassion... Le bouddhisme est une philosophie si dense, presque vertigineuse. Il ne donne pas de réponses simples, mais pousse à la réflexion profonde.
En ressortant, les enfants jouaient toujours. Portée par leur énergie, j’ai décidé de me joindre à eux. On m’a tendu une batte — lourde et peu maniable. L’un des petits moines m’a lancé la balle. Avec un élan maladroit mais enthousiaste, j’ai frappé... et touché ! Un mélange d’euphorie et de surprise m’a envahie. Et on a continué. Encore et encore. Je crois que j’ai compris pourquoi le cricket est une passion nationale ici. C’est bien plus qu’un jeu, c’est un lien, une joie partagée. J’aurais pu rester là toute la journée.
L’après-midi, nous avons visité un petit village Monpa. Les maisons, perchées sur pilotis, semblaient posées sur les flancs de la montagne. Devant l’une d’elles, des guirlandes de piments rouges séchaient au soleil, parfumées par la fumée lente d’un bâton d’encens. La maison que nous avons visitée était sombre et modeste, toute en bois. Trois pièces étroites se suivaient, sans cloison réelle, avec des ouvertures très basses. Chaque espace racontait un mode de vie simple, centré sur l’essentiel. Il y avait une douceur dans l’air, une lenteur que l’on ne connaît plus vraiment.
Cette aventure en Arunachal Pradesh m’a plongée dans un quotidien brut, sincère, et profondément humain. Entre spiritualité dans les monastères, simplicité des villages Monpa, et sensations fortes sur une plateforme de bungee perchée entre ciel et montagnes, j’ai découvert une autre facette de l’Inde, bien loin de l’agitation de Delhi ou du confort des resorts d’Assam.
D’ailleurs, si tu veux comprendre le contraste entre ces deux régions voisines, je t’invite à (re)découvrir mon carnet de voyage dans l’Assam, entre jungle luxuriante, plantations de thé et douceur de vivre : Voyage en Assam, une Inde méconnue